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Pour le catalogue de l’exposition du centenaire à Oyonnax, son fils Pierre a écrit un texte :

Sa manière de travailler

En toutes saisons, mon père a beaucoup travaillé sur nature.

Le jardin de la maison de Chevrier ne cessa de l’inspirer, soit pour ses arbres fruitiers, ses massifs de fleurs, soit avec son épouse ou des personnages s’inscrivant dans ce décor. Il descendait la boîte chevalet de l’atelier et s’en servait pour réaliser une huile dans la journée, ou un pastel, une grande aquarelle en moins de deux heures. Le travail sur nature exige d’aller vite à cause de la lumière qui change. Avec la voiture, il pouvait emporter la boîte-chevalet plus loin dans la campagne ou dans des propriétés voisines.

Quand il ne lui était pas possible de s’installer avec la boîte-chevalet, il partait en repérage, muni d’une sacoche contenant le petit matériel d’aquarelle, le carnet de croquis et de quoi dessiner (crayon, feutre, rapidographe…) et s’attaquait, debout, au motif.

Mon père ne prenait que deux semaines de vacances par an : une en été pour nager du côté d’Anthéor (Var), une en hiver pour skier. A ce propos, si le peintre s’est parfois confronté à la lumière de la Méditerranée, il n’a jamais été inspiré par la haute montagne, qu’il trouvait “hors d’échelle”. Donc, tourisme occasionnel mis à part, quand il partait en Normandie, en Bretagne, dans la Marais poitevin, en Ile-de- France ou à l’étranger (Hollande, Espagne, Portugal, Venise, Autriche…), c’était pour le travail.

Parallèlement au travail sur nature (le tiers de son temps), il y avait le travail d’atelier (les deux tiers). Mon père disposait de trois ateliers. D’abord celui qu’il trouva au début des années 50, très vite après avoir quitté la Ruche pour Montmartre : dans la Villa des Arts, au 15 rue Hégésippe Moreau. Ce fut là vraiment son “quartier général”, si l’on peut dire, jusqu’en 2008. L’autre atelier parisien, au 11 rue du Square Carpeaux, où il a habité de 1960 à 2009, ne lui servait que par grand froid : Hégésippe Moreau, très haut de plafond, mettait très longtemps à chauffer (poêle au mazout), tandis que le chauffage central du Square Carpeaux offrait plus de confort, surtout s’il s’agissait de peindre des nus ! Par ailleurs, Hégésippe Moreau était si encombré par le matériel et les toiles en attente, etc, que mon père estimait plus commode le Square Carpeaux pour les natures mortes. Enfin, de mai à octobre, il y avait Chevrier. Bien entendu, cela impliquait de laisser du matériel dans les trois endroits, mais il était nécessaire de transporter toiles tendues, documents, matériel favori (certains pinceaux, certaines boîtes de pastels…) de Paris à Chevrier et inversement – le voyage de retour rapportant sur le toit de la voiture les grandes compositions commencées à Chevrier.

Pour définir succinctement la différence d’usage entre H. Moreau et Chevrier, je dirai que le premier était consacré au travail de mémoire et de maturation, alors que le second voyait naître des projets et permettait un travail constant sur le motif (dans la nature ou face à des modèles). A Chevrier, mon père a fait poser quantité de personnes, soit pour réaliser des portraits, soit pour s’adonner à son sujet de prédilection : le(s) personnage(s). Ce thème, très humain, il l’a exploité selon toutes les techniques : huile, bien sûr (jamais acrylique), pastel (sec ; presque jamais gras), aquarelle (presque jamais de gouache) et dessin. En ce qui concerne cette dernière technique, s’il n’utilisait le feutre que pour le carnet de croquis, en atelier il préférait la mine de plomb et surtout le fusain ou la sanguine. Pour effacer, pas de meilleure gomme que la mie de pain des grosses boules de campagne. Il lui arrivait de travailler aussi à la plume et l’encre de Chine, notamment pour les esquisses ou pour des dessins 2 auxquels ce matériel apportait une certaine nervosité de graphisme – ou pour rehausser des aquarelles.

Au besoin, pour contrer la luminosité trop forte, mon père portait un vieux chapeau de vieille dame de Chevrier. A l’atelier (Paris ou Chevrier), il aimait travailler avec la radio diffusant de la musique classique. Quand il prenait du recul pour revoir ce qu’il avait fait, il fumait la pipe – il disait que ça l’aidait à réfléchir. Il faut avoir posé devant mon père pour savoir ce que signifie la concentration du peintre en pleine action. Quand il vous fixait avec son regard d’aigle, les lèvres pincées et la respiration maîtrisée d’un tireur d’élite, il n’écoutait plus la musique et ne parlait pas. Néanmoins, ces phases d’intensité alternaient avec des moments plus détendus, où il appréciait l’oeuvre à la radio et vous parlait – par exemple pour vous demander de corriger la pose… La plupart du temps, mon père ne s’intéressait pas à ce que le modèle pouvait dire. Il avait recours à ce pseudo dialogue pour détendre le modèle quand celui-ci se crispait trop pendant la pose. C’est comme lorsqu’il lui arrivait de nous convier, ma mère ou moi, à l’atelier, pour nous demander notre avis sur ce qu’il avait fait : en réalité, nous lui étions utiles un peu comme Watson l’était pour Sherlock Holmes.

Les grandes compositions, je l’ai dit, commençaient à Chevrier et se terminaient à Paris. Toutefois, il pouvait, à Paris (plus rarement à Chevrier), des semaines, des mois ou des années plus tard, retoucher ou remanier une toile – même de format moyen – censée être achevée. Si bien que la question gentiment naïve que lui posaient nombre de gens : “ Combien de temps ça vous prend de faire un tableau ? “ l’amusait et l’agaçait.

Je ne saurais terminer cet aperçu sur le travail de mon père sans ajouter quelques mots sur une activité à laquelle il s’est passionnément consacré durant une bonne quarantaine d’années : la lithographie. Il eut principalement recours à l’atelier Mourlot de Paris. Il connut le passage de l’ère de la pierre à celle du zinc. S’il était aidé par un praticien pour les manipulations, il ne laissa jamais à personne le soin de travailler à sa place sur pierre ou zinc. Contrairement aux lithos de certains artistes qui se contentaient de signer un travail fait par un tiers, celles de Paul Collomb sont, sans compromis, des Paul Collomb. Quant à la gravure, mon père en réalisa un certain nombre surtout dans les années 50 mais dès qu’il se prit de passion pour la lithographie il abandonna la gravure : il n’aurait pas eu le temps de tout faire.

Sa vision de sa peinture et de la peinture

C’est entre 1942 et 1945 que, contraint au STO en Prusse-Orientale, à Dantzig, mon père découvrit la peinture et prit conscience de sa vocation. De retour en France, en 1945, il dut annoncer à son père, Louis Collomb, qu’il ne reprendrait pas l’usine de bijoux fantaisie fondée par celui-ci à Oyonnax (les créations Elcé). Il monta à Paris, fit l’Ecole des Beaux Arts et s’installa à la Ruche. Pour subsister avec son épouse, il devint professeur de dessin de la Ville de Paris, poste qu’il quitta peu après ma naissance en 1955, parce qu’il commençait à vivre de sa peinture. En dix ans, mon père eut à cœur de prouver à sa famille et surtout à lui-même qu’être artiste cela signifiait travailler. Cet aspect est fondamental pour comprendre l’impressionnante énergie, la force de volonté que mon père déploya dans son activité artistique. Il y avait, dans le sens le plus noble du terme, de l’artisan chez lui (d’où son adhésion totale à la fameuse “prière de l’artisan”) et il ajoutait pleinement foi à la formule de Nicolas Poussin : “Ce qui mérite d’être fait mérite d’être bien fait”. Rappelons aussi qu’à la fin des années 30, il fit les Arts Appliqués dans la perspective de ce qui aurait dû être son métier de créateur de bijoux fantaisie.

Un peintre doit apprendre et maîtriser des techniques s’il veut exploiter efficacement son don – cela a l’air d’être une lapalissade mais, à l’heure actuelle, c’est une vérité un peu dédaignée. L’aspect “manuel” de sa profession va de pair avec la constitution d’une solide culture et l’élaboration constante d’une réflexion. En ce sens, mon père était aussi un intellectuel mais jamais un “intello”, car il avait horreur de la gamberge et des élucubrations. Au risque d’utiliser une expression un peu galvaudée, je dirai que mon père concevait la peinture comme un “sport de combat”. Conséquence de son enfance et de son adolescence oyonnaxienne sportive ( son père s’occupa longtemps des SAO – Sports Athlétiques Oyonnaxiens), il apprit beaucoup de l’athlétisme et pratiqua le judo. La persévérance, le dépassement de soi, l’économie du geste, tout cela fit de mon père un sportif du travail, ce qui explique une production colossale (plus de trois mille peintures, sans compter des milliers d’oeuvres sur papier).

Mais quelle peinture faire, dans cette seconde moitié du XXème siècle ? Pendant sa période Ecole des Beaux Arts et un peu après, il subit l’influence de Braque et d’un certain courant expressionniste. A la fin des années 40, il s’aperçut que cette “manière” dérivait en maniérisme. Revenant à une authenticité plus exigeante et plus personnelle, il trouva sa vraie “voix”, telle qu’il l’avait pressentie en peignant ses premières huiles à Dantzig. Dès lors, après le séjour en Espagne offert par la Casa Velasquez et celui en Hollande par l’Institut Descartes (1952-54), commença une carrière qui allait connaître un succès international.

On ne peut pas rattacher l’oeuvre de Paul Collomb à une école. Il y eut, certes, la Jeune Peinture ou la Nouvelle Ecole de Paris, mais mon père, ainsi que quelques artistes travaillant dans un même esprit (je pense à Jacques Petit, à J.C. Bertrand, à Guy Bardone, à René Genis…) ne se médiatisèrent pas par la création d’un mouvement. A l’époque et jusque dans les années 70, le célèbre critique George 4 Besson, des Lettres Françaises, leur apporta son soutien et sa sympathie comme il l’avait fait pour Bonnard et Marquet.

Dans l’esprit de mon père – et de ses amis artistes – l’engagement était résolument figuratif. Ce qu’on appelle communément “l’art abstrait”, très peu pour lui ! Il estimait que l’art dit “abstrait” ou “conceptuel” entretient malignement un malentendu tel que Marcel Duchamp l’avait formulé : “c’est de l’art du moment que je le dis”. L’essentiel est alors de proposer un mode d’emploi qui explicite avec aplomb et cuistrerie en quoi la démarche est géniale et visionnaire. Cela épate le bourgeois anxieux d’avoir encore un métro de retard (ses ancêtres n’avaient-ils pas hué Wagner et les Impressionnistes ?). Un nouvel académisme, un nouvel “art officiel” apparaît, tout en se proclamant révolutionnaire grâce à une phraséologie qui impressionne le gogo, enchante les Trissotins et valorise la marchandise sur le marché de l’art.

Pas question non plus d’un figuratif anecdotique, ni surréaliste, ni symbolique… ni mal-fichu-exprèspour-faire-artiste-et-rigolo comme Dubuffet. Mon père pensait que l’abstrait, le vrai abstrait, on le trouvait justement dans le figuratif, et il citait Chardin comme exemple par excellence. Seul un jugement primaire ne voit, dans une nature morte de Chardin, qu’une copie bien léchée du réel. L’œil qui sait voir pénètre dans une magnifique et vertigineuse harmonie de couleurs, de construction formelle qui enchante de beauté tout en restant fidèle au motif, sans jamais tomber dans les facilités maniéristes. C’est cela que Jacques Petit, l’ami de mon père, appelait “une peinture sincère”. Dans la musique de J.S. Bach, la complexité d’invention et de composition, qui confine à la spiritualité, à l’émotion, à la poésie de la “musique des sphères”, se plie humblement à la discipline de la mélodie belle à écouter.

Faire en sorte que ses œuvres soient d’abord “une fête pour l’oeil” (selon le mot de Delacroix), telle était l’ambition de mon père. Pour cela, surtout dans son style de la fin des années 50 aux années 70, la force du dessin devait venir architecturer et accentuer le chant de la couleur sans que cela soit démonstratif. C’est un secret bien connu des artistes avertis : tâcher de peindre un paysage ou une nature morte comme s’il s’agissait d’un portrait. Un portrait où le spectateur (car une œuvre ne devient ce qu’elle est qu’en intelligence avec l’œil du spectateur) reconnaît à la fois une vérité du représenté, l’âme de ce lieu, de cette chose, de cet être, et la personnalité créatrice de l’artiste.

Pour conclure, qu’il me soit permis de faire une suggestion à ceux qui s’arrêteront devant les œuvres de Paul Collomb. Vous laisserez certainement votre œil cheminer dans l’espace figuratif du tableau ou du sous-verre. Plus vous regarderez, plus vous aurez l’impression que “ça s’agrandit” et qu’il y a quelque chose d’intrigant, de “moderne”, dans cette facture… Un indice : mon père s’intéressait à l’ambiguïté des perspectives et au sens que donne la mise en page. Puisse le visiteur, le spectateur, éprouver du plaisir à entrer en sympathie avec l’œuvre et à rencontrer, reconnaître, la vision de Paul Collomb.

Pierre Collomb