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Ce qui me lie à Paul Collomb, c’est l’amitié, et les gestes d’ami perpétuels de Paul Collomb depuis notre première rencontre. Ceci doit être évident, sans fausse honte. Barthes, récemment, à propos d’un compte-rendu du dernier livre de Philippe Sollers, a défendu cette critique de l’amitié. Elle sait souvent mieux voir que l’autre : elle évite la méprise. Par exemple : je n’aime pas la peinture de Paul Collomb parce qu’il est mon ami, mais c’est parce que j’aime sa peinture qu’il est mon ami. Parce que je partage le sens de son combat de créateur, dans les choix essentiels. Les amis avec lesquels on ne partage plus le sens des mots et de la vie ne sont plus vraiment des amis. Une muette dérade commence, qui se termine en tout au loin.

Paul Collomb. Avec sa magnifique inconscience et cette tranquille assurance que seuls possèdent les purs pour être ailleurs, de l’autre côté, à contre-courant. J’entends déjà les amis-qui-vous-aiment me susurrer dans les lettres anonymes des milliers d’articles de notre temps : la peinture de chevalet, et figurative, vous en êtes encore là ? Au temps des voyages interplanétaires, de l’énergie atomique, de l’électronique, peindre debout devant   et sur   un petit bout de toile, n’est-ce pas désuet, dépassé, dérisoire ? (A noter que Paul Collomb peint souvent sur des bouts de toile qui sont d’une belle taille, qu’il est un des rares peintres à posséder le souffle, la science et la puissance nécessaires à l’utilisation du grand format, dimension qui cadre mieux avec ses intentions, et où ses explosions picturales se cadrent mieux). Dérisoire, donc, la peinture de chevalet face à notre agrandissement technique et scientifique ? Mais briser le pain, boire le vin, aimer une femme pour la qualité d’un regard, le dessin d’une lèvre, le profil d’une gorge, pleurer pour une naissance, se taire à l’aube, tout « ce chant profond venu du fond des âges » que salue Lorca, en quoi les pouvoirs de la science et de la technique pourraient-ils le rendre dérisoire, et comment pourraient-ils l’annuler ? Or peindre la beauté et la tragédie du monde participe de ce chant que la science n’atteint pas. Pour moi, cet argument technico-scientifique reste sans valeur. Il est moins dérisoire de peindre un visage que de peindre des losanges ; de peindre la lumière des vergers que de faire vibrer des lamelles aimantées au rythme des rouages d’un moteur plus ou moins bricolé; de peindre fleurs, tables, amoureux, ou paysannes du Portugal, que de signaler par téléphone à quelques initiés que le suprême de l’art se trouve être ce matin un papier froissé abandonné au pied d’un mur, à l’angle de telle rue. Est si les contempteurs de l’art avaient raison, s’il fallait qu’il fût à tout prix dérisoire   ce qu’il n’est pas il n’en resterait pas moins que certains arts seraient plus dérisoires que d’autres. Ceux qui puent une société de truqueurs et de consommateurs, une société décervelée, décœurvelée et mise chaque jour un peu plus en accusation. D’ailleurs, quand une jeunesse cherche maladroitement et naïvement comme un salut les derniers coins du monde où parlent encore les pierres, les arbres et les mains, pour fuir un univers technique qu’elle rejette parce que tout ce qui existe meurt dans la série, la fiche perforée et l’abstraction, quand cette même jeunesse se cherche des maîtres comme Illitch et Marcuse, prenons-y un instant garde :   qui est le plus jeune, le plus contemporain ?   un peintre comme Paul Collomb, ou ces modernes à la mode dont les œuvres trônent dans des appartements qui font les délices corrosives d’un Sempé ou d’une Brétecher ? (et j’emploie ces deux termes : moderne / contemporain /   suivant le sens que leur donnait Ezra Pound).

On a dit aussi,   et là il faut faire plus attention à l’argument, que l’on peut peindre l’intérieur, que l’on peut peindre suivant un mot célèbre, les yeux fermés. Cet univers où longtemps la peinture se tint à la porte, hésitante sur le seuil, il était normal qu’un jour elle l’investisse. Mais justement parce que cette peinture me parle d’une manière souvent aiguë, il m’est difficile d’admettre qu’en son nom, et qu’en son NON, l’on condamne celle qui se peint les yeux ouverts, celle qui peint, en un va et vient incessant finalement plus compliqué que la simple installation ou le simple repli stratégique au centre de la nuit de l’être, l’extérieur et l’intérieur, l’intérieur par l’extérieur, l’un et l’autre se déchiffrant l’un par l’autre.

Mais remélangeons les cartes et redistribuons les. En une époque où l’on ne parle que de dégoût du moi, refus du subjectivisme, nécessité de la volatilisation de l’ego, recours au vide du zen, remarquons que nous en sommes plus près chez un peintre qui ne nous impose pas à satiété le même glauque, le même zébré, ou le même voilé univers, en des toiles qui ne seraient que les mêmes signaux émis par les mêmes obsessions. La disparition du moi, l’expulsion d’un je encombrant, nous en sommes plus près chez un peintre qui, à la Ponge, prend le parti pris des choses et le parti pris du visage des autres. Prend le parti pris de la variété de l’attention, et de l’affection. Le malaise ontologique, les déchirures de l’être aux barbelés des questions sans réponse, le noir tournoiement aveugle et affolé, Paul Collomb, comme Ponge, les abandonne et les contourne pour mieux aller sur les chemins du monde, les yeux ouverts, les yeux très ouverts, pour mieux saluer ce qui est et nous entoure d’une gloire triomphante, silencieuse et sensuelle. Ce triomphe, ce silence, cette sensualité, et leur explosion colorée simultanée, voilà le propos, et le travail restitué, des toiles de Paul Collomb. Ce qui ne veut pas dire que la douleur en soit absente. Saluer la beauté, c’est être sensible à sa disparition. Sur le trop beau plane le massacre et la fatalité. Louer, admirer, chérir, c’est aimer. Aimer, c’est souffrir. Souffrir de perdre, souffrir de trahir. Toutes les toiles de Collomb sont nimbées, dans leurs arrière-plans de cette souffrance que le peintre garde pour lui avec beaucoup de pudeur, n’aimant pas, justement, s’étaler. Mais pour qui sait voir, les célébrations de ce peintre sont, à l’évidence, des célébrations meurtries.

Parce que des peintres ont choisi de peindre les yeux fermés les rythmes intérieurs qui les hantent, je ne lis au contraire qu’eux en eux, et qu’un moi renforcé, multiplié, sans cesse proposé, dans le mal d’être. Paul Collomb, en ce sens aussi plus contemporain qu’on ne pourrait le croire, je veux dire plus peintre du regard que les autres, est plus absent de ses toiles que les autres, plus discret, plus témoin silencieux, donc plus difficile à saisir que les autres. Mais si le moi de Paul Collomb est gommé dans ses toiles, cela n’équivaut pas tout à fait à une absence. Où se tient alors la présence de Paul Collomb ? Elle s’affirme dans le fait que la peinture ne le mène pas, mais qu’il la mène. Dans ses toiles, Collomb commande, il est aux commandes. Il ne délègue pas aux hasards de la matière et des matériaux la responsabilité. (La responsabilité, voilà qui me semble plus révolutionnaire, au sens plein, que l’irresponsabilité). Ses lois régissent, il façonne, il ne dépend plus (ni des autres, ni des modes, ni des matériaux) : il a atteint, picturalement parlant, ce que Roger Vailland appelait en d’autres domaines la souveraineté.

J’ai parlé de célébration et d’affection, de discrétion et de commandement dans l’œuvre de Paul Collomb. Or un instant ne regardons plus les œuvres, mais l’homme vivant. Dans son visage et sa parole, il y a un côté ébloui et un côté agressif, un enfant et un rapace. Il a le cœur sur la main et le jugement dans les yeux. Les rides de la tendresse et de la bonté au coin des paupières; et le nez busqué, le regard qui saisit. Le rire, la légèreté; et soudain le poids, l’autorité. Or regardez maintenant sa peinture: c’est une volonté de fer dans une main de velours. Il me semble que cette dualité fut le débat qui sous-tend l’évolution de son œuvre. Lyrisme contre rigueur. Fraîcheur contre dureté, voire même raideur dans ses premières œuvres… Dureté, raideur dues au souci spirituel de maintenir son choix, de lui assurer des bases sans faille, et au désir de pouvoir dominer l’analyse du travail en cours. Pensant avec Matisse qu’ « il faut marcher fermement sur le sol avant de danser sur la corde raide ». La phase suivante de son travail fut d’apprendre à mettre en avant celui qui célèbre plutôt que celui qui commande, à s’assouplir, à avoir la forme et la grâce, la forme de la grâce et la grâce de la forme; sans perdre de vue le parcours choisi. Pour lui, il fut question de fonder, avant de jaillir. Puis d’éblouir sans trahir à aucun moment ni ce qu’il exige de la peinture, ni le oui au monde qu’il attendait d’elle et de lui.

Arrivé à ce point, ayant parlé une fois d’un oui et d’un non, nous voici dans l’œil du cyclone. « Le négatif est notre tâche » a écrit Maurice Blanchot. Je préférerais dire « Le négatif était leur tâche » remettant ainsi cette affirmation dans une histoire et une génération. Exposer aujourd’hui des bassines emplies d’eau, des cartons d’emballage, de vieux pantalons trempés dans du plâtre, des toiles vierges fendues d’un coup de rasoir, c’est peut-être proclamer le refus de la peinture, dire non à l’art jugé dérisoire, affirmer la peinture inadmissible,   et ce dégoût, ce désespoir, cela, fraternellement, se comprend (même si l’on ne peut s’empêcher de penser, parfois, que cela ne témoigne que d’une impuissance évidente et d’une malhonnêteté qui suinte de partout). Ce n’est peut-être aussi qu’une parodie qui s’éternise. Car le procès entrepris par le dadaïsme et le surréalisme est rendu depuis longtemps, et justement rendu. La sentence parfaitement comprise. Qui ne serait d’accord ? Il ne s’agit donc pas de l’effacer ni de l’enterrer. Mais peut-on exploiter ce refus et cette dérision pendant plus d’un demi-siècle ? Celui qui fonde sa vie sur le non et la révolte perpétuelle, celui qui ne peut plus que maudire, seul le suicide, s’il est honnête, sera l’eau de son désert. Henri Michaux a parlé, dans un poème, de « ces camarades du non et du crachat mal rentré » qui hantaient l’horizon intellectuel des années 1920. Tout le monde, comme Rimbaud, a assis la beauté sur ses genoux et l’a injuriée. Mais la beauté n’est pas toujours parnassienne. Ni la France réactionnaire et nationaliste. On peut réapprendre à dire oui comme Eluard, à remettre au bien ce qui était au mal. Pour sauver sa vie, et son art, on peut, on doit, apprendre à nier la négativité, apprendre à retrouver un autre oui qui ne soit pas celui die la soumission et de la résignation, le oui peureux des bien-pensants. Mais qui saurait se révéler comme un oui au delà du non qui nous précède, un oui fondé sur le non des aînés.

Après les longues guerres, l’horreur, les villes calcinées, le temps de vivre et d’aimer se réaffirme impérieusement. Le temps de saluer la bonté. L’œuvre de Paul Collomb doit être comprise dans ce sens. C’est une tentative de oui : le oui de l’accueil, le oui de la louange, le oui de l’harmonie. La maxime de Lessing est irréfutable : ce n’est pas avec la main que l’on peint. Ainsi, même si le monde nous nie et nous harasse, il est faux de proclamer que la peinture est inadmissible. Puisque l’esprit ne l’est pas. Et le propre de l’esprit sera toujours de donner sens, d’organiser le sens, de relever le défi du chaos, et de proposer un ordre signifiant. Paul Collomb n’a jamais voulu démissionner, ni en cœur, ni en esprit. Il est des « diktat » qu’il n’accepte pas. Il serait d’accord, par contre, pour prétendre avec Ezra Pound que

« rien ne compte que la qualité de l’affection

à la fin   qui a gravé sa trace dans l’esprit ».

Toute sa peinture le confirme. Ce qui sait le faire s’arrêter, contempler avec cette intensité bleue que son regard prend tout à coup, ce qui sait le faire trembler, qu’il trouve et qu’il propose, ses toiles ne permettent plus de l’oublier. Car toute son œuvre s’entête avec Apollinaire à affirmer depuis plus de vingt ans que « la beauté de vivre passe la douleur de mourir ». Modestement, fièrement, son esprit trace la qualité de ses affections.

Alors accueillons Paul Collomb l’affectueux comme un camarade du oui, un de ces camarades dont maintenant nous allons avoir besoin pour traverser le temps nouveau qui s’ouvre devant nous, et échapper enfin à la folie, au désespoir, à la flétrissure, à la violence, à la perte de substance, au dessèchement du négatif et de la malédiction.

Jean Pérol, in Paul Collomb par Bertrand Duplessis, collection « Peintres de notre temps »